STopMicro38
De l'eau, pas des puces !
Avis positif sur l’Enquête Publique
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Quand les commissaires enquêteur·ices publiques se muent en idéologues du Capital

Le faux-suspense battait son plein depuis la clôture de la bien trop courte Enquête Publique d’Autorisation Environnementale de l’extension du site d’STMicroelectronics de Crolles qui leur permettra(it) de tripler leur production de puces en doublant leur consommation d’eau potable et de fait de tous les polluants rejetés dans l’Isère. Entre les 28 août 2023 et 9 octobre 2023, les citoyen·nes étaient ainsi convié·es à devenir (en 43 jours donc) des expert·es en hydrologie, urbanisme et procédés de production microélectronique pour étudier et commenter les centaines de pages de données et de chiffres abscons des 33 documents d’enquête déposés par STMicroelectronics (dont 17 resteront confidentiels sans aucune justification). Ces commentaires, dont nous avons relevé les analyses les plus profondes ainsi que les plus belles pépites (dont la lettre de M. Piolle, chaudement recommandée (!), qui invite ST à défier les lois de la physique)1, ont été étudiés par les commissaires enquêteur·ices nommé·es par le Tribunal Administratif dont le point commun est d’être tous·tes trois… retraité·es (!). Les enquêteur·ices ont rendu ainsi leur « avis » sur le dossier, avis qui n’a de toute façon qu’une valeur consultative et non coercitive2. Petit retour sur cet acrobatique exercice d’enfumage public, finalement riche en enseignements.

ce texte en pdf : avis_positif_enquete_publique

L’avis de la commission sur l’autorisation environnementale est lisible ici.

Si la planète est à ressources finies, force est de constater qu’il n’en va pas de même de la bêtise humaine et de la corruption étatique. Dans notre prélude à la réponse à l’Enquête Publique3, nous STopMicro avions en effet prévenu les lecteur·ices et commissaires enquêteur·ices : l’enquête publique n’est qu’un dispositif « d’accompagnement et de légitimation des projets industriels servant à discréditer les critiques »4, les commissaires qui oseraient rendre des avis défavorables (moins de 1 % des avis) étant d’ailleurs évincé·es de l’administration5. Le résultat de l’enquête sur l’agrandissement d’ST aura-t-il dérogé à la règle ?

Au cours des deux réunions publiques de rencontres ST, les commissaires et les citoyen·nes, le public a été plusieurs fois prévenu et recalé : attention, ici nous parlons du dossier technique, rien que du dossier technique, il ne s’agit pas d’entrer dans des considérations géopolitiques ou de choix industriels. Ainsi les citoyen·nes, au même titre que la Justice (représentée par les commissaires enquêteur·ices), devaient se concentrer sur le déprimant amas de chiffres des centaines de pages du dossier d’enquête publique et laisser de côté tout aussi bien leur douleur face à la destruction de leur monde que leur compréhension potentiellement fine du processus capitaliste industriel à l’œuvre. Conscient·es que cette enquête publique tenait de la mascarade6, nous y avons répondu7 avec pas moins de 100 pages d’argumentaires techniques alimentés par des expert·es géohydrologues, des spécialistes des pollutions industrielles ou encore des systémicien·nes du monde numérique, mais précisément en y adjoignant une analyse systémique8, politique et géopolitique, préalable essentiel pour bien mesurer l’ineptie socio-politico-environnementale (mais fort cohérent au sens du Capital) que constitue le projet d’ST. Nous y démontrions notamment, nombreux travaux et auteur·ices à l’appui9,10,11,12,…, que les arguments de souveraineté nationale ou de transition écologique et énergétique sont aporétiques : au mieux des naïvetés intellectuelles aveugles mais plus vraisemblablement des arguments de la grande fabrique de l’ignorance et du consentement théorisée par Mandeville13 il y a maintenant deux siècles. Nous avons donc « triché » étant donné que nous n’étions pas censé·es parler géopolitique et dynamiques sociétales, et il est fort à parier que ce texte n’a de fait pas été lu par les commissaires enquêteur·ices (ou alors ils et elles ont du caca dans les yeux… voir la conclusion de cet article).

Ainsi en arrivons nous, ce jour de 20 novembre 2023, à l’avis éclairé rendu par la commission d’enquête14. Il est vraiment intéressant de lire le document linéairement, vraisemblablement à la manière dont il a effectivement été rédigé. Ainsi le rapport constitue-t-il une accumulation progressive de griefs clairement teintés d’agacement (trahi par le vocabulaire de plus en plus irrité à mesure qu’on avance dans la lecture) : absence de concertation publique préalable non sollicitée par ST malgré l’ampleur du projet (et qui de fait leur a permis de passer « en sous-marin » et de commencer leurs travaux), manque flagrant de clarté et de sérieux du dossier (« le flou en ce qui concerne certaines pièces du dossier (l’eau), la faiblesse des précisions apportées, le manque de chiffres, le classement de la moitié des pièces en confidentiel, le refus de resoumettre le dossier à l’avis de l’Autorité environnementale, le fait de morceler le dossier ont engendré de la suspicion et des craintes »), énorme point noir sur l’argumentation de recyclage de l’eau autour du projet flou de la REUSE (« le procédé de REUSE apparaît encore mal appréhendé sous tous ses aspects ») ainsi que sur l’ensemble des flux d’eau (« la diversification de la ressource en eau prévue par l’industriel n’a pas convaincu. Pour la commission d’enquête, le compte n’y est pas. » (!) – on fait difficilement plus clair…). Les enquêteur·ices sont également irrité·es de la dissimulation du projet d’agrandissement d’ECTRA et SOITEC (entreprises colocalisées, sous-traitante ou amie de ST, et qui surtout partagent les mêmes flux de ressources et rejets) qui tombera comme un cheveu sur la soupe en plein milieu de l’enquête (« la CE regrette notamment que l’agrandissement de la production d’ECTRA liée au projet de ST sous enquête, n’ait pas été intégré en ce qui concerne la pollution des eaux, le risque sanitaire et l’imperméabilisation. Elle regrette aussi que les besoins en eau de SOITEC n’aient pas été intégrés. »).

Arrivé à ce point de la lecture, on est sûr·es que l’avis sera défavorable, c’est trop gros, c’est trop mal fait, et c’est donc de fait immensément dangereux de laisser ST opérer avec un prisme aussi étroit de prise en compte des externalités de leur activité. Avis défavorable donc.

Eh ben non, ainsi que l’histoire (et M. Macron) l’avaient décidé avant l’enquête. Parce qu’au bilan, en dépit d’« une étude d’impact particulièrement brouillonne, extrêmement difficile à appréhender », du « fait que le code de l’environnement n’ait été respecté en ce qui concerne la saisine de la CNDP, et, compte tenu de la faiblesse des réponses faites à la MRAe qui n’ont

permis d’éclairer ni l’autorité administrative ni le public », de l’« absence de réponses dans son mémoire à toutes les questions du public », d’« une demande de dérogation portant sur les rejets aqueux de ST dans l’Isère basée sur des considérations purement économiques » (remarquons ici que les commissaires trahissent leur propre jugement envers l’ineptie capitaliste), « des hypothèses de diversification de la ressource en eau toutes hasardeuses », de « l’imperméabilisation de terres agricoles liée au projet », et j’en passe…, la commission d’enquête « émet un avis favorable à la demande d’autorisation environnementale ».

Et c’est précisément là que l’infini sidéral de la bêtise humaine et les effets de la corruption évoqués en exergue explosent au grand jour. Naomi Klein disait qu’« étant donné les désavantages manifestes [d’une société dominée par le corporatisme étatico-industriel] pour la majorité des citoyens, condamnés à rester en marge, l’État corporatiste doit adopter d’autres tactiques : le resserrement de la surveillance […], le rétrécissement des libertés civiles et, souvent (mais pas toujours), la torture. »15 On se demande franchement ici, à la suite de cette liste à la Prévert qui dans tout autre monde que le nôtre aurait tué le projet d’ST dans l’œuf, combien il a fallu tordre le bras des commissaires enquêteur·ices pour qu’ils et elle ajoutent, en dépit nous le rappelons de l’interdiction formelle de parler géopolitique (le dossier, rien que le dossier!) et bien évidemment en dépit de l’absence totale de compétences de ces commissaires technicien·nes sur ce sujet, que :

« De nos jours, l’écologie ne doit pas se dissocier de la croissance. Il est possible de créer, d’innover de manière éco-responsable. Et le projet d’agrandissement du site ST peut s’inscrire dans cette démarche. »

Minute de silence… Du grand, grand n’importe quoi.

À partir de là, un peu à l’image de la « main de Dieu » de Maradona, on a vraiment l’impression qu’une quatrième personne a repris le clavier des commissaires. Parce qu’en effet ça enchaîne toujours plus fort dans l’idéologie, dans le wishful thinking, dans le rêve éveillé au milieu du cauchemar socio-environnemental : « afin d’assurer son indépendance, la réindustrialisation de la France est une nécessité dans un contexte international tendu », « l’extension du site de Crolles va permettre de développer l’activité du bassin grenoblois et de dynamiser l’emploi direct et indirect dans le Grésivaudan » (on le rappelle au coût proprement délirant de 3 millions d’euros par emploi nouveau). On vire même à un moment dans le pathos le plus complet (ou dans le burlesque, c’est selon), quand on se rappelle l’accumulation des points négatifs et des griefs portés en direction du manque critique de sérieux de ST : « les fondamentaux techniques et financiers du groupe STMicroelectronics sont sains et ce groupe est parfaitement en mesure de mener à bien son projet d’extension », ou encore « les enjeux sur l’eau sont cruciaux. Conscient de ces problèmes, ST est en capacité de mettre les moyens nécessaires pour trouver des solutions et innover. »

Pour faire bonne figure, les commissaires enquêteur·ices lèvent 4 réserves en réalité fort peu contraignantes, énoncées dans un cynique « il conviendra que ST… », et dont la teneur est de l’ordre de la suggestion de tenir des réunions publiques (qui comme on le sait ont cet avantage profond de changer les choses16…).

Quand la Justice supposée indépendante alimente l’éco(sui)cide collectif, que nous reste-t-il ?

STopMicro

21 novembre 2023

https://stopmicro38.noblogs.orgstopmicro@riseup.net

1Article à paraître sur notre site https://stopmicro38.noblogs.org/

2Voir détails sur les enquêtes publiques : https://www.publilegal.fr/guide-enquete-publique

4Graber F. (2022). Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française. Amsterdam Editions.

5Ainsi qu’en témoigne Gabriel Ullmann, radié en 2018 suite à de mauvaises statistiques en termes d’avis défavorables rendus : Le Postillon (été 2023). « S’il n’y a pas d’opposition, rien ne bouge », n°69.

9Chamayou, G. (2018). La société ingouvernable : une généalogie du libéralisme autoritaire. La fabrique éditions.

10Stiegler, B. (2019). « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique. Gallimard.

11Parrique, T. (2022). Ralentir ou périr : l’économie de la décroissance. Seuil.

13Dufour, D. R. (2019). Baise ton prochain : Une histoire souterraine du capitalisme. Éditions Actes Sud.

15Klein, N. (2021). La Stratégie du choc : Montée d’un capitalisme du désastre. Éditions Actes Sud.

16Comme le disait Emma Goldman, « Si voter changeait quelque chose, il y a longtemps que ça serait interdit ».

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