STopMicro38
De l'eau, pas des puces !
L’industrie des puces est-elle en crise ?
Categories: General

Éléments de contexte économique pour la lutte contre la « vie connectée »

Extension de Soitec à Bernin suspendue, travaux d’agrandissement de STMicroelectronics à Crolles sur pause et désengagement de son partenaire étasunien GlobalFoundries, résultats économiques des deux multinationales en forte baisse au premier semestre 2024, tensions dans la gouvernance… Mais que se passe-t-il dans le marché prétendument florissant des semi-conducteurs ?

En lutte depuis un an et demi contre les agrandissements de ST et de Soitec, le collectif STopMicro propose ici une synthèse de l’état actuel du marché des semi-conducteurs et un état des lieux des situations propres à STMicroelectronics et Soitec. No puçaran !

[ce texte en pdf]

Contexte général :
le marché des puces dans le creux de la vague

Le marché des semi-conducteurs est cyclique, avec de fortes fluctuations d’une année à l’autre. Actuellement, il traverse un cycle dépressif après trois années consécutives de croissance.

Durant le Covid, il y a eu une explosion de la demande en semi-conducteurs (du fait du télétravail et de la hausse de la consommation de produits numériques pour le grand public) ce qui s’est traduit par une pénurie de puces et la flambée de leur prix de vente. La pénurie a rendu compte de la dépendance de nombreux secteurs industriels aux semi-conducteurs, poussant les entreprises à constituer d’importants stocks et donc à s’approvisionner de manière irrégulière.

Aujourd’hui : les stocks sont pleins et la demande baisse. 2024 sera donc l’année du déstockage et de la pause des commandes pour de nombreux clients et par conséquent, de la baisse des prix.
Pour ST et Soitec, le timing semble donc plutôt avantageux pour retarder les projets d’extension, l’offre des nouvelles extensions n’étant pas assurée de trouver des débouchés dans l’immédiat.

Néanmoins, comme le marché des semi-conducteurs est connu pour ses importantes variations, le creux actuel n’est pas « sanctionné par la bourse ». Autrement dit : les actions de ST et Soitec ne sont pas en train de chuter. Pour ST et Soitec, on estime que le retour des commandes devrait survenir fin 2024-début 2025 mais ce retour sera très dépendant du marché de l’automobile.1

Plus généralement, Jean-Marc Chéry, le PDG de ST, explique qu’actuellement la demande pour les produits grand public (voitures électriques, smartphones, etc.) est en baisse et que le marché des semi-conducteurs rentre dans un cycle où c’est l’intelligence artificielle et les infrastructures (bornes de recharge des voitures électriques, usines d’énergies renouvelables, serveurs, etc.) qui vont tirer le marché.

STMicroelectronics :
Rien ne va plus

1. Des résultats en baisse

ST connaît une importante baisse de la demande dans ses deux principaux secteurs : l’automobile2 et l’industrie. Cela se traduit par des bénéfices nets divisés par 2 au premier trimestre 2024 (-50,9 % de variation en un an). Le groupe a donc dû revoir à la baisse ses prévisions annuelles qui étaient très hautes, et anticipe un chiffre d’affaires d’environ 2 milliards de dollars de moins que ce qui avait été annoncé.

Sur l’ensemble de l’année 2024, la direction prévoit une baisse de chiffre d’affaires de 5 % dans l’automobile, de 10 % dans l’industrie, de 2 à 3 % dans l’électronique grand public (dominée par les smartphones) et d’environ 5 % dans les systèmes de communication et périphériques informatiques. Les microcontrôleurs sont les produits qui devraient être les plus concernés par le ralentissement économique, avec une baisse estimée à 30 % du chiffre d’affaires, alors même que ces trois dernières années, il s’agissait du plus gros moteur de croissance du groupe.3

L’automobile constitue le principal marché de STMicroelectronics4, notamment dans l’usine de Crolles. Or, on assiste actuellement à un ralentissement des demandes, notamment pour les voitures électriques. Tesla par exemple, qui est le troisième client de ST5, a vu ses ventes chuter considérablement6, ce qui se répercute également sur les ventes de STMicroelectronics. Les ventes (très stratégiques pour ST) de composants en carbure de silicium seront particulièrement impactées, Tesla étant de très loin le premier acheteur7. Cela devrait donc également impacter Soitec qui collabore avec ST sur la fabrication de plaques en carbure de silicium.

Malgré cette dégradation du marché, STMicroelectronics confirme son plan d’investissement de 2,5 milliards de dollars pour 2024, en particulier pour l’augmentation de ses capacités de production à long terme. Ce plan inclut notamment l’extension de l’usine de Crolles, une usine de substrat de carbure de silicium à Catane en Sicile, et une usine de composants en carbure de silicium à Chongqin, en Chine, en partenariat avec Sanan Optoelectronics.

2. Des travaux d’extension sur pause

Quant à l’extension de STMicroelectronics à Crolles, celle-ci est actuellement sur pause. Pour le moment, sur six gateways : un est déjà en production, trois sont construits mais pas équipés et deux autres ont uniquement leurs fondations. Plusieurs raisons expliquent cet arrêt soudain des travaux :

  1. La rapide dégradation des conditions du marché expliquée plus haut se traduit par une baisse des investissements. Selon l’Usine Nouvelle, ST « est contraint d’ajuster à la baisse son plan d’investissement, le ramenant à 2,5 milliards de dollars en 2024, contre 4,1 milliards de dollars en 2023 ».

  1. L’entreprise étasunienne de fonderie de semi-conducteurs, GlobalFoundries, avec lequelle STMicroelectronics réalise son extension à Crolles n’a pour le moment ni participé à la construction, ni à l’équipement de la nouvelle usine alors qu’elle doit partager les coûts avec ST. GlobalFoundries a vu son chiffre d’affaires baisser de 9 % en 2023, le groupe a donc décidé de réduire ses investissements à 700 millions de dollars en 2024, contre 1,8 milliard de dollars en 2023 et 3 milliards de dollars en 2022. Son patron Thomas Caulfield a affirmé ne pas pouvoir mener en même temps ses projets d’expansion de la production aux États-Unis, en France et en Allemagne et indique adapter « le rythme d’expansion des conditions du marché »8. GF semble prioriser son expansion aux États-Unis avec le projet d’investir 12 milliards de dollars en dix ans dans l’extension de ses capacités de production sur deux de ses sites (Burlington, dans le Vermont, et Malta, dans l’Etat de New York). Les syndicats de ST Crolles accusent GF de s’être servi du projet à Crolles comme un moyen de pression sur les autorités américaines pour obtenir le plus de subsides. De son côté, ST annonce que « le projet se poursuit ».

  1. ST n’aurait plus l’autorisation environnementale au titre ICPE (Installation classée pour la protection de l’environnement), celle-ci ayant été suspendue par le Préfet car ST n’a pas respecté la procédure qui impose l’organisation préalable d’une concertation publique sous l’égide de la CNDP sur les impacts environnementaux du projet.9 C’est en partie la mobilisation menée par STopMicro qui avait permis de visibiliser le non-respect des procédures « démocratiques », notamment l’absence de concertation publique préalable sur les risques environnementaux du projet d’extension à Crolles.

3. Un possible changement dans la gouvernance ?

À l’automne dernier, le conseil de surveillance de STMicroelectronics avait proposé de reconduire Jean-Marc Chéry (le PDG actuel) pour un troisième mandat de trois ans à la tête de l’entreprise. Mais le ministère italien des Finances, actionnaire à égalité avec la Banque publique d’investissement (BPI) française, aurait annoncé ne pas vouloir reconduire Chéry lors de la prochaine assemblée générale du groupe qui aura lieu au printemps.

Les médias italiens invoquent une « francisation » de la multinationale qui passe par 1) des acquisitions de startups françaises (BeSpoon, Somos, Cartesiam, Exagan) ; 2) un changement dans la composition du comité exécutif où, jusqu’en 2021, les italiens étaient majoritaires et 3) des investissements moindres pour les agrandissement en Italie 10.

Soitec :
Tout va très bien, madame la marquise

1. Des résultats également en baisse

Tout comme ST, Soitec traverse un creux dans ses ventes. Dans le cas de Soitec, il est principalement dû à une correction plus longue que prévue des niveaux de stocks dans la chaîne logistique de ses plaquettes de silicium sur isolant, dédiées aux composants radiofréquences des smartphones. Soitec fait également face au ralentissement de la vente de véhicules électriques qui représente une partie importante des débouchés de sa production. En 2022, ce secteur représentait 13 % de ses revenus et la nouvelle usine inaugurée à Bernin en 2023 porte spécifiquement sur les voitures électriques.

Cette dégradation du marché a amené Soitec à revoir à la baisse ses perspectives avec un chiffre d’affaires en baisse d’environ 10 % sur 2023/2024.11

2. Suspension de l’extension à Bernin

Soitec reporte d’un an son projet d’extension industrielle à Bernin12. La justification officielle donnée par l’entreprise est de « s’adapter à la dégradation des conditions du marché ».

Or, cette suspension pourrait également avoir un lien avec la mise sur pause des agrandissements de ST. Dans L’Usine Nouvelle13, un cadre interne de Soitec affirme que l’une des deux usines Bernin 5 et 614 aurait été imaginée pour accompagner la nouvelle mégafab de STMicroelectronics car l’un des axes forts de ce projet est de produire les prochaines générations de puces en technologie FD-SOI dont Soitec fournirait les substrats. Or, les travaux étant à l’arrêt, le besoin de créer une nouvelle capacité de production de plaquettes FD-SOI à Bernin devient moins urgent.

De plus, le délégué syndical et représentant du personnel au conseil d’administration de la CGT, Fabrice Lallement, évoque à L’Usine Nouvelle15 la montée de la contestation menée par STopMicro comme étant l’un des facteurs qui ont conduit la direction à suspendre le projet : « Je vois mal la direction relancer le projet dans un an. La contestation citoyenne reprendra de plus belle et ne fera que dégrader davantage l’image de la société. La direction n’a pas bien communiqué sur son projet et Soitec pâtit des problèmes rencontrés par STMicroelectronics dans la consultation publique sur son projet d’extension à Crolles. »

3. Et une usine Soitec aux États-Unis ?

Jusqu’à présent, Soitec aurait envisagé d’ouvrir une usine aux États-Unis et ce projet pourrait s’accélérer car GlobalFoundries et Samsung, deux des plus gros clients de Soitec, sont en train de relocaliser leur production de circuits en technologie FD-SOI aux États-Unis16. Or, pour aller au bout de cette relocalisation, Samsung et GF auraient besoin d’un approvisionnement local en plaquettes FD-SOI dont Soitec est justement l’un des fournisseurs, mais qui ne dispose pas d’usine aux États-Unis. De plus, en s’implantant là-bas, Soitec pourrait bénéficier des incitations financières du Chips and Science Act, un budget dédié à relocaliser l’industrie des semi-conducteurs aux États-Unis équivalent à 50 milliards d’euros. Soitec explique que cela lui permettrait également d’être plus proche de certains clients et de sécuriser une partie de son activité dans le contexte des restrictions imposées à la Chine.

Du côté de STopMicro

Le collectif a organisé quatre jours de mobilisation, les 5, 6, 7 et 8 avril 2024, contre les agrandissements de ces deux entreprises, l’accaparement des ressources par l’industrie de l’électronique et la vie connectée. Nous nous réjouissons de la suspension du projet d’agrandissement de Soitec, nous suggérons à l’entreprise de transformer cette suspension en annulation pure et simple et nous encourageons STMicroelectronics à s’inspirer de sa voisine.

Mais au-delà, il nous semble utile de rappeler que nous ne luttons pas seulement pour protéger 11 hectares de terres agricoles ou pour la qualité de l’eau de l’Isère. Notre combat n’a pas pour but de délocaliser ailleurs, au Texas, à Catane, à Agrate, à Singapour ou à Taïwan les nuisances inhérentes à la production de semi-conducteurs.

Nous contestons le monde connecté qui nous est imposé, dans lequel on doit utiliser toujours plus d’électronique, toujours plus de matières premières et d’énergie. Nous sommes donc solidaires de toutes les personnes qui subissent les ravages de ces industries, dans le Grésivaudan ou ailleurs. Nous ne comptons pas laisser ces entreprises délocaliser leur production dans des pays où la contestation serait moindre. Nous comptons faire émerger un vrai débat sur la nocivité de ces productions.

En un mot : notre détermination ne fait que s’accroître. Vous ne pucerez pas !

Collectif Stop Micro, 4 mai 2024

1 La Tribune « Fin de l’âge d’or pour les semi-conducteurs, la surproduction guette les géants européens du secteur (STMicroelectronics, Infineon, ASML) » (06/02/24)

2 ST fait partie des cinq plus gros fournisseurs mondiaux de semi-conducteurs pour l’automobile, avec Infineon, NXP, Texas Instruments et Renesas Electronics.

3L’Usine nouvelle, « L’automobile et l’industrie plongent STMicroelectronics dans la morosité » (25/04/24) https://www.usinenouvelle.com/article/l-automobile-et-l-industrie-plongent-stmicroelectronics-dans-la-morosite.N2212099

4Ce marché représentait 46 % du chiffre d’affaire du groupe au premier trimestre 2024.

5Selon la banque d’affaires Bryan Garnier

6– 8,5 % au premier semestre 2024, conduisant à l’annonce du licenciement de 10 % des salariés du groupe.

7L’Usine nouvelle, « L’automobile et l’industrie plongent STMicroelectronics dans la morosité » (25/04/24) https://www.usinenouvelle.com/article/l-automobile-et-l-industrie-plongent-stmicroelectronics-dans-la-morosite.N2212099

8Marianne, « Projet de « mégafab » en Isère : l’américain GlobalFoundries en passe de lâcher STMicroelectronics ? » (27/03/24)

9Selon les explications de Nadia Salhi, déléguée syndicale à la CGT, à L’Usine Nouvelle.

10 La Reppublica, « StMicroelectronics, perché oggi è un’azienda più francese di prima » (20/03/2024)

11L’Usine nouvelle, « Soitec abandonne-t-il son projet d’extension de son usine en France au profit des Etats-Unis ? » (17/04/24), https://www.usinenouvelle.com/article/soitec-abandonne-t-il-son-projet-d-extension-de-son-usine-en-france-au-profit-des-etats-unis.N2211612

13L’Usine nouvelle, « Soitec abandonne-t-il son projet d’extension de son usine en France au profit des Etats-Unis ? » (17/04/24), https://www.usinenouvelle.com/article/soitec-abandonne-t-il-son-projet-d-extension-de-son-usine-en-france-au-profit-des-etats-unis.N2211612

14L’autre usine en projet porterait sur les plaquettes de piezoélectrique sur isolant, dédiés aux filtres radiofréquences des smartphones, un marché a priori en extension (idem).

15idem

16 Afin de fournir ses clients locaux à partir de ses usines étasuniennes et non plus à partir de son usine en Allemagne, GlobalFoundries a pour projet la relocalisation aux USA de la fabrication de circuits en technologie FD-SOI. Samsung ouvre également une production de circuits FD-SOI dans son usine au Texas (jusqu’à présent Samsung ne produisait cette technologie qu’en Corée du Sud).

Comments are closed.