STopMicro38
De l'eau, pas des puces !
►STMicroelectronics : agrandir ou contracter ?
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L’entreprise STMicroelectronics, installée à Crolles près de Grenoble, produit des composants électroniques (ou « puces ») qui alimentent la société numérique depuis 50 ans. Le gouvernement français a investi 2,9 milliards d’euros (sur 7,5 prévus) pour tripler la production. Les pouvoirs publics justifient ce soutien par un argumentaire de « réindustrialisation » et de « souveraineté nationale », ou de « nécessité d’assumer nos pollutions en local ».

En réalité, agrandir l’usine de Crolles n’est pas une « option économique » mais une insulte scientifique, une participation au suicide collectif et à l’anéantissement biologique global, bref : une pure aberration historique. C’est pourquoi il ne faut pas agrandir l’usine, mais plutôt envisager une contraction des activités de ST et de la filière micro-électronique1.

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À l’heure de la nécessité de contraction massive des activités de la « modernité » humaine (on ne rappelle plus les multiples rapports du GIEC), particulièrement en zones de montagne qui souffrent plus fortement qu’ailleurs des effets du dérèglement climatique, proposer l’agrandissement d’un site ultra-polluant (classé Seveso seuil haut) en plein cœur de la vallée du Grésivaudan pour produire la quincaillerie électronique précisément responsable de l’accélération de la catastrophe socio-écologique est avant toute chose un moyen pour les classes dominantes, et pour ST bien sûr, de faire avaler une bien grosse couleuvre : le numérique c’est utile, on en a besoin, et il nous en faudrait plus. En psychologie sociale, on appelle ça « une porte dans la face2 ». Au pire, ST se maintiendra, sans agrandissement, et la demande d’extension aura surtout servi à ancrer la nécessité de son existence-même, de ne pas pouvoir la remettre en question. Et si, en sus, la population tolère toujours l’état de servitude volontaire3 imposée par la (high-)technocratie française, alors ST obtiendra ses dérogations (sur les rejets de cuivre, azote, phosphore, toussa toussa) pour sereinement continuer à tuer la rivière Isère à grands feux, et ce pour le plus grand plaisir de ses actionnaires, et d’eux seuls.

Ce texte propose de détricoter cette logique de manipulation afin de resituer la position « sérieuse »4 que doit être la nôtre en ces années d’effondrements écosystémiques déjà pour beaucoup irréversibles : refuser l’agrandissement de telles usines et repenser démocratiquement leurs futures évolutions sans tabou idéologique (ralentir, réduire, contracter, fermer ?).

1 –
ST participe à la catastrophe climatique

STMicroelectronics (STM) met en avant la nécessité de la production de composants électroniques (puces) afin de participer aux plans nationaux et européens de transition énergétique, s’appuyant notamment sur le respect de l’Accord de Paris sur le climat de 2015 issus de la COP215 : « les puces électroniques (ou semiconducteurs), invisibles et pourtant présentes partout, apportent une contribution positive à notre quotidien. Elles répondent aux enjeux sociétaux de la digitalisation et de la transition énergétique, notamment la décarbonation. Pour toutes ces raisons, la demande mondiale de semi-conducteurs est en forte croissance.6 » Sous-jacent à cet argument de nécessité est la possibilité offerte par la transition numérique de permettre – et même d’être un passage obligé pour – la transition énergétique et écologique. Cet argument est pourtant depuis longtemps connu comme fallacieux7. Un consensus scientifique se dégage au contraire aujourd’hui qui démontre que les outils numériques, et plus particulièrement leur expansion effrénée (augmentation annuelle de +60 % sur la période 2005-2015 des productions d’équipements connectés8), sont précisément l’outil catalytique (et cathartique) de la catastrophe climatique et de l’anéantissement biologique global : accélération des process industriels et des logiques d’accumulation9 (matérielle, financière, d’exploitation des ressources et des vivants – humains et non-humains10), renforcement des dispositifs de contrôle des populations par les gouvernements11, etc.

L’augmentation de la production de puces par STMicroelectronics, loin de permettre d’envisager une quelconque réorientation politique, économique et sociale de réponse à l’extrême urgence socio-environnementale12, constituerait au contraire un renforcement des logiques de destruction planétaire aujourd’hui en œuvre. Cette affirmation est appuyée par de nombreux travaux scientifiques aujourd’hui13.

Mentionnons par ailleurs que l’objectif de tripler la production de puces en cinq ans « pour participer à la transition écologique », dont on vient de montrer le contresens scientifique, est brandi sans aucune considération des impacts écologiques directs et immédiats de l’activité de production du site de Crolles. En effet, et c’est là une défaillance et un manquement majeurs de l’étude d’impact partagée par l’entreprise dans le cadre de l’enquête publique de 2023, STM ne produit aucun bilan carbone prévisionnel de son activité à venir. Du fait du triplement de la production, du quasi-doublement de la consommation d’eau, ainsi que du doublement de tous les rejets de polluants, il est raisonnable de poser l’hypothèse d’un doublement minimum (voire plus certainement d’un triplement) des émissions équivalent-CO2 de l’activité du site, ce qui propulserait les émissions de ~160kteq-CO2 à ~320-480kteq-CO2 (la dépense d’environ 400,000 voyageur·euses effectuant l’aller-retour Paris-New York), c’est-à-dire essentiellement autant que les émissions cumulées de tous·tes les activités de la communauté de communes du Grésivaudan en 2022 selon l’ORCAE14 (485kteq-CO2). On peine à imaginer que l’agrandissement du site de Crolles ne permette autre chose qu’une explosion des émissions nationales de GES (par effets directs évoqués ici mais aussi indirects consécutifs aux bien connus effets rebonds du numérique) et qu’un scellement définitif du sort des engagements de l’État de respecter l’Accord de Paris sur le climat. À plus forte raison, il apparaît proprement ubuesque de lire qu’STM s’engage dans une direction de « neutralité carbone » d’ici à 2027. En cela, dans une perspective plus locale, le projet d’agrandissement d’STM à Crolles n’est pas sans rappeler l’équivalent mondial que constituent les projets pharaoniques de l’extractivisme pétrolier de TotalEnergies aujourd’hui considérés comme autant de « bombes climatiques15 » capables de propulser la planète dans un état d’inhabitabilité pour l’être humain à l’horizon de quelques décennies.

Ajoutons à cela les prédictions plus qu’inquiétantes des déplétions importantes d’approvisionnement en matières premières minérales et métalliques16, ainsi que le passage du pic pétrolier mondial à l’horizon 202517. Le verrou technologique induit par le développement massif et non résilient du numérique, verrou en ce sens que la très vaste majorité du fonctionnement de notre civilisation moderne y est devenue dépendante et non préparée à des ruptures de flux (impossibilités de production ou de remplacement de l’existant) et ainsi de services pour certains vitaux (approvisionnement en eau, électricité, alimentation, hétéronomie du secteur médical à la technologie numérique), suscite la plus vive inquiétude des experts en systémique et numérique18.

– 2 –
L’agrandissement repose sur une illusion, la « souveraineté nationale »

STMicroelectronics soutient, reprenant ici les arguments du gouvernement français19, que l’investissement de l’État dans l’extension de l’usine de Crolles est un enjeu de souveraineté nationale20. Derrière ce mot-clé peu de détails transparaissent cependant. En effet, si par « souveraineté », il est entendu que l’extension de l’usine de Crolles engage la France dans une démarche d’autonomisation productive d’équipements numériques, alors l’argument est intenable et ce pour plusieurs raisons :

  • la production de puces sur le site de Crolles nécessite l’approvisionnement en matières premières indisponibles sur le sol français : quoi qu’il arrive, la France demeurera ainsi sous dépendance (et donc tension) géopolitique de ses filières d’approvisionnement, majoritairement asiatiques21 ;

  • quand bien même ces approvisionnements en matières premières seraient possibles, les éléments de base de la production de puces requièrent des process complexes d’affinages successifs opérés dans des usines en Chine et au Japon ; ces process onéreux n’ont aucune vocation à être déployés sur le sol français, constituant une nouvelle dépendance hors de nos frontières22 ;

  • de manière plus centrale certainement, il est fondamental de rappeler que les outils numériques les plus cruciaux à ladite souveraineté nationale reposent sur des ordinateurs, smartphones ou autres serveurs de calcul et centres de données équipés de microprocesseurs de haute technologie (basée sur des transistors de 7nm à3nm) produits à 92 % (en 202123) par l’usine TSMC de Taiwan qui, seule, détient les capacités technologiques de gravure permettant la production de tels équipements. L’entreprise STMicroelectronics à Crolles est technologiquement très loin de ce niveau de précision de gravure (on parle plutôt de composants de 18nm à 22nm). Il est même avancé que le coût de déploiement d’un concurrent hypothétique à TSMC au niveau mondial (plusieurs dizaines de milliards de dollars et l’établissement d’un microcosme de filières de sous-traitements) est prohibitif, même pour les puissances économiques que sont les États-Unis et la Chine24. La technologie issue de l’usine de Crolles ne permet guère mieux que de produire des composants d’outils de moindre avancement technologique, moins onéreux pour beaucoup, que l’on retrouve dans la quincaillerie électronique qui inonde aujourd’hui le marché de l’Internet des Objets (lesdits « objets connectés ») ou de certains composants (mais pas tous) des véhicules électriques. Autant de technologie dont l’utilité et la pertinence sont fortement discutables et fortement disputées aujourd’hui25 ; par souci de décence, nous n’évoquerons pas ici la production à destination de l’« industrie de la mort » dont les maigres droits internationaux (comme l’interdiction de vendre des armes à la Russie) ont déjà été bafoués par STMicroelectronics26, et dont la nécessité productive entretient la logique de destruction planétaire et de la guerre de l’Homme contre le vivant ;

    M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie, rappelait par ailleurs dans une allocution récente27 que ladite « souveraineté nationale » assurée par la production de STMicroelectronics ne tient légalement que par le biais d’un contrat exigeant, en cas d’urgence nationale, que seuls5 % de la production de STMicroelectronics aient pour destination le sol français : il n’est de fait absolument pas nécessaire d’agrandir l’usine si seuls 5 % de la production ont vocation (et seulement en cas exceptionnel) à être destinés au territoire national.

– 3 –
ST et l’eau de l’Isère : écocide en cours

Comme le stipule l’étude d’impact (document 8 versé au dossier de l’enquête publique), les autorités locales iséroises (SDAGE 2022-2027) s’engagent à prendre des mesures visant à améliorer la qualité de la rivière Isère, afin d’atteindre un « bon état chimique à l’horizon 2027 ». Sous-tendu par cet engagement, les rejets de polluants au sein de l’Isère ne peuvent qu’être revus à la baisse dans les années à venir. Cependant, comme le clarifie parfaitement l’étude d’impact produite par STMicroelectronics, il apparaît

– d’une part que l’état chimique de l’Isère, s’il s’améliore en amont du site de Crolles depuis 2020 (indépendamment donc de l’existence de l’usine), reste dans le rouge (état chimique « mauvais ») en aval des rejets par STMicroelectronics – de fait seul responsable notable de la dégradation de « bon état » à « mauvais état » de l’Isère.

– d’autre part, l’étude d’impact mentionne que les rejets d’absolument tous les polluants, sans aucune exception remarquable, au sein de l’Isère, vont drastiquement augmenter – pour beaucoup, ils vont doubler – dès lors que l’usine de Crolles 2 sera opérante. À ce titre, STMicroelectronics souhaite même obtenir des dérogations sur les rejets métalliques de cuivre (rejets qui doubleront) ainsi que sur les rejets de composés azotés (nitrates) et de phosphore. Ces deux derniers éléments sont notoirement connus sur les littoraux et dans les rivières du fait de leur responsabilité dans les mécanismes d’eutrophisation du milieu qui déséquilibre, possiblement irrémédiablement, l’écosystème biologique (c’est ainsi qu’apparaissent les algues vertes sur les littoraux).

Si STMicroelectronics se dissimule derrière un argument de « non déclassement » de la qualité de l’Isère en dépit de l’augmentation massive des rejets, en ce sens que l’Isère restera de « qualité rivière » (non potable), l’Isère n’en verra pas moins sa qualité effective être sévèrement dégradée. Les conséquences sur les écosystèmes (qui eux ne réagissent pas par ‘sauts quantiques’ de la nomenclature du ‘classement de qualité’ proposée par les humains mais subissent de plein fouet toute aggravation qualitative du milieu) en seront tout aussi néfastes qu’imprévisibles.

En définitive, les prédictions d’augmentation généralisée des polluants émis par l’agrandissement du site de Crolles – à nouveau, un quasi doublement de toutes les émissions – sont tout à fait insupportables par le milieu (pensons typiquement à doubler la consommation instantanée de tabac d’un fumeur pour en prendre la pleine mesure) et doivent être considérées comme inacceptables, ne serait-ce quen invoquant un élémentaire principe de précaution. Pire, les différentes demandes de dérogations de STMicroelectronics sont absolument non avenues en cela qu’elles conduiraient à une nouvelle fuite en avant destructrice de la logique permanente de dépassements des seuils de tolérance pourtant établis rigoureusement par les scientifiques.

STMicroelectronics dément les dénonciations d’accaparement de volumes conséquents d’eau potable par un argument de « restitution de l’eau à la nature ». Les politiques publiques relaient d’ailleurs cette formule : Philippe Lorimier, maire de Crolles évoquait à l’occasion de la réunion publique du 1er septembre 2023 que « toute molécule d’eau qui entre chez STMicroelectronics en ressort. Elle retrouve le grand cycle de l’eau, elle ne disparaît pas. ST n’avale pas et ne s’accapare pas toute l’eau28 ». Cet argument est cependant un pur sophisme, et plus précisément une vacuité scientifique, qu’il convient d’expliciter et de rapidement taire. De fait, les molécules d’H2O, utilisées par STM pour leur propriété de solvant universel peu onéreux et indispensable à la production de puces, ne disparaissent pas au cours du process, en cela qu’elles opèrent comme des agents neutres de réactions chimiques et sont donc de fait reversées dans l’Isère.

Cependant, le sujet de l’accaparement de l’eau n’est pas celui de l’accaparement des « molécules d’eau » mais bien celui de l’accaparement de l’eau douce (potable), en quantité rarissime sur la planète (moins de 2,5 % de toute l’eau disponible sur Terre et en grande partie inaccessible) en comparaison à l’eau salée (97,5 % des eaux, non potable pour l’Homme et non exploitable pour la majeure partie du vivant terrestre) qui compose les océans. Le détournement d’énormes quantités d’eau des nappes phréatiques en vue de leur rejet final en rivière et donc à la mer (qu’elle soit polluée au cours de son usage ou non – là n’est pas le sujet), est strictement équivalent à une transformation de cette masse colossale d’eau douce vitale pour les milieux et les humains en une eau salée inexploitable. L’augmentation de l’extraction d’eau douce épuise les réserves des nappes phréatiques, épuisement par ailleurs aggravé par le trop rapide réchauffement climatique en zones de montagne (un réchauffement – déjà atteint : de +1°C à l’échelle du globe correspondant à un réchauffement terrestre de +4°C en zone de montagne29).

Précisons également un point rarement soulevé mais aux effets potentiels bien plus graves. Le détournement de l’eau douce a également pour conséquence directe la réduction de la transpiration végétale (qui utilise l’eau des nappes) et ainsi la réduction de la masse nuageuse et donc des pluies dans le milieu (deux tiers des précipitations proviennent de l’évaporation locale, et non pas de l’eau de mer30). De nombreux épisodes historiques de déforestations ont ainsi donné lieu à de très rapides désertifications de vastes zones terrestres (sans retour en arrière possible et lié parfois à l’effondrement des populations humaines locales31). L’extraction accrue d’eau douce requise par l’agrandissement de STMicroelectronics produit le même effet, les volumes d’eau mis en jeu étant conséquents (ils correspondent à l’usage typique d’une ville de 140 000 habitants). Conjuguée aux effets d’assèchement dû au dérèglement climatique, elle pourrait conduire à une accélération des points de bascule de désertification du milieu local. Les feux de forêts de l’année 2022 dans le massif de la Chartreuse, événements jusqu’à ce jour rarissimes, en constituent de premiers indicateurs.

La requête de STMicroelectronics de quasiment doubler son détournement de l’eau douce du milieu alpin est donc un risque démesuré, sinon clairement écocide.

– Conclusion –

Si nous résumons nos propos,

(i) l’argument de la nécessité du développement numérique pour répondre à la transition écologique est un complet contresens tout à la fois scientifique et historique,

(ii) l’argument de souveraineté nationale qui exigerait l’agrandissement du site de STMicroelectronics est inopérant en ce sens que l’absence de ressources naturelles sur le sol européen, le manque crucial d’usines de traitement de bas niveau, les verrous géopolitiques indépassables, ainsi que la faiblesse technologique du site de Crolles (même après agrandissement) face au géant taïwanais TSCM ne permettent aucunement à STMicroelectronics, à l’État ou à l’Europe, de prétendre à une quelconque forme de souveraineté électronique,

(iii) le projet d’agrandissement se trouve en opposition frontale, au point de devoir exiger des recours intenables à des dérogations de hausses multiples de niveaux de pollution de l’Isère, à l’exigence générale d’assainissement de nos milieux de vie, et plus spécifiquement ici à l’enjeu local d’amélioration de la qualité de la rivière Isère,

(iv) la communication médiatique de ST sur son projet, rejetant par des sophismes inquiétants car intellectuellement fallacieux les craintes légitimes de la population iséroise, fait la preuve de la volonté des acteurs de STMicroelectronics de dissimuler délibérément les conséquences de leur projet.

Face à cette accumulation de faits vient naturellement la question des raisons profondes de la demande d’agrandissement du site de Crolles tout à la fois par STMicroelectronics et par l’État français. Ici les experts en économie néolibérale32,33 et en histoire des sociétés modernes34 sont d’un grand secours : la logique de propriété actionnariale des entreprises (qui a rompu le lien crucial entre propriété et responsabilité) a permis la quête de croissance des entreprises « quoi qu’il en coûte » et quelle que soit la finalité de la production qui, par l’incitation consumériste via les outils médiatiques de manipulation des masses35 (par la publicité), conduit à l’induction permanente de nouveaux besoins afin d’assurer de nouvelles consommations.

L’entreprise STMicroelectronics n’échappe pas à cette logique de production d’une quincaillerie numérique dont l’utilité est devenue extrêmement marginale (domotique, internet des objets), particulièrement dangereuse (perte de résilience face aux crises énergétiques, climatiques et aux déplétions métalliques en cours et à venir) et absolument injustifiable (ce qui exige de l’entreprise de pratiquer une politique de fabrique du consentement36). De son côté l’État ne peut assurer le contrôle nécessaire d’une population de plus en plus acculée par la transformation destructrice du monde et de ses conditions d’habitabilité (tant écologique, énergétique, que sociale) que par le biais d’un maintien désespéré de sa croissance (par la consommation – de tout et n’importe quoi – des ménages) ; investir dans les entreprises aux meilleurs taux de croissance que sont celles du numérique est en cela un enjeu qui permet le « maintien de l’ordre », ici aussi malheureusement « quoi qu’il en coûte ». Cette double intrication entre industries et États, très connue des historiens et sociologues de l’ère moderne (voir références précédentes), est l’explication la plus évidente – et qu’il serait absolument tout aussi naïf de rejeter que ridicule de trivialement réduire à une forme de conspirationnisme – qui justifie le projet d’agrandissement de STMicroelectronics à Crolles.

L’exigence vitale de décroissance rapide de la production numérique, afin d’amortir la contraction inévitable du secteur (par déplétion matérielle ou saturation et coût des capacités extractives) et des sociétés qui en dépendent (en premier lieu les zones les plus riches de la planète soumises à plus forte raison au monopole radical de l’outil numérique) fait apparaître l’agrandissement de l’usine de STMicroelectronics à Crolles comme un pur contresens historique, si ce n’est comme une atteinte grave à la capacité du monde à opérer sa transition écologique.

Entre besoin assurément narcissique de gloire locale sur le sol national et logique passéiste d’accumulation vénale à n’importe quel prix (ici celui de la production de gadgets absolument inutiles et profondément nocifs, au détriment de la population locale et au prix de l’anéantissement du vivant), ce projet est prototypique de ces grands pas du monde moderne dans le bon déroulement du suicide collectif de l’humanité.

Il en vient, en conclusion, que le seul plan sérieux d’évolution de STMicroelectronics dans la perspective d’engagement dans les grands chantiers – ici la dénumérisation du monde – à opérer afin de tenter d’assurer l’habitabilité à court terme de la planète, tant par les humains que par les non-humains, ne peut se penser que dans une logique d’« héritage et fermeture37 ». STMicroelectronics doit progressivement mais très rapidement contracter son activité productive, et ce par le biais d’un accompagnement démocratique (par des assemblées citoyennes et non par un État corrompu). Agrandir l’usine de Crolles n’est pas une option « économique » mais une insulte scientifique, une participation au suicide collectif et à l’anéantissement biologique global, une pure aberration historique (à moins que l’histoire s’inscrive dans la fatalité de l’effondrement civilisationnel en cours – déterminisme que nous croyons dépassable et qui est surtout historiquement faux38). Il faut donc s’opposer à l’agrandissement de ce site, et au contraire poser les jalons d’un ralentissement, voire d’une contraction, des activités de la filière micro-électronique. Contre l’abstraction numérique, un réancrage à la terre est la seule voie pertinente : cette voie(x) est portée par le Collectif STopMicro.

Collectif STopMicro. 12/11/23

https://stopmicro38.noblogs.orgstopmicro@riseup.net

1Cet article constitue une version remaniée d’une partie de notre contribution à l’enquête publique sur l’agrandissement de STMicroelectronics. L’intégralité de cette contribution est disponible sur https://stopmicro38.noblogs.org/post/2023/10/07/stmicroelectronics-la-fabrique-de-lignorance-et-du-consentement/

2Joule, R. V., Beauvois, J. L. & Deschamps, J. C. (1987), Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Presses universitaires de Grenoble.

3de La Boétie, E., Tournon, L. & Audegean, P. (2002), Discours de la servitude volontaire, Vrin.

4Aurélien Barrau, « Soyons sérieux, faisons la révolution ». https://aepsilon.com/soyons-serieux-faisons-la-revolution/

6Note non-technique (page 8) du dossier d’enquête publique de 2023 sur l’agrandissement du site de Crolles.

7Garin, M. & Baucher, A. (2023), « Que la transition écologique soit, et la transition numérique fut », Communications du Colloque GRETSI 2023 [article]. Cet argument s’appuie particulièrement sur le maintes fois cité rapport de la GeSI (un consortium d’industriels du domaine des TIC) de 2008 qui prévoyait une baisse des émissions mondiales de CO2 de 15 % permise par le secteur numérique entre 2008 et 2020 : en plus d’avoir été rigoureusement démontré comme scientifiquement incorrect, l’épreuve des faits (les émissions n’ont pas baissé de 15% mais ont au contraire augmenté de 20% sur cette période) invalide cette étude pourtant régulièrement brandie par les décideurs politiques.

9Pitron, G. (2021), L’enfer numérique : voyage au bout d’un like, Éditions Les Liens qui libèrent.

10Chabanne, S., Couillet, R., de Bourmont, C., Demars, P. T., Girard, V., Hodencq, S., Mignerey-Kolesch, J. & Poissonnier, G. (2023), « Les impacts sociaux du numérique, grands oubliés de la transition écologique ? », Communications du Colloque GRETSI 2023 [article]

11Marcuse, G. (2012), La Liberté dans le coma. Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer, Éditions La Lenteur.

12Poissonnier G. (2022), « Analyser et comprendre le crime écologique » [url].

13Pour une des sources vraisemblablement les plus exhaustives, voir par exemple Poissonnier G. (2022), Invictus 2023, [livre]

16Voir ici les informations reportées par le groupe de recherche indépendant SystExt [url], ou le livre Pitron, G., Delpeuch, S. & Salin, M. (2020), La guerre des métaux rares. Regards croisés sur l’économie, 25(2), p. 212-219.

18Couillet, R., Poissonnier G. (2023), « Pourquoi et comment démanteler le numérique ? », Communications du Colloque GRETSI 2023 [article].

20Nous avons traité par ailleurs ce sujet dans le texte « Ce que nous voulons, c’est l’autonomie », accessible sur notre site : https://stopmicro38.noblogs.org/post/2023/06/01/ce-que-nous-voulons-cest-lautonomie-contre-la-pretendue-souverainete-industrielle-et-le-soutien-des-verts-a-la-multinationale-de-stmicroelectronics/

21Pitron, G. (2020), « La guerre des métaux rares ou la face cachée de la transition énergétique et numérique », Annales des Mines-Responsabilité et environnement, No. 2, p. 74-75. Cairn/Softwin. Voir aussi Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies, Analyse de la vulnérabilité d’approvisionnement en matières premières des entreprises françaises, mars 2019, https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/cge/vulnerabilite-approvisionnement.pdf

22Pièces et main d’œuvres (2020), « STMicroelectronics, les incendiaires et les voleurs d’eau » [article].

23Chiang, M. H. (2023), « Taiwan Semiconductor Manufacturing Company: A Key Chip in the Global Political Economy », East Asian Policy, 15(01), p. 36-46.

24Miller, C. (2022), Chip war: the fight for the world’s most critical technology, Simon and Schuster.

25Voir par exemple les travaux du groupe EcoInfo du CNRS (https://ecoinfo.cnrs.fr/).

30Denise L. (2023), « Carbone et eau, ce couple à mettre en lumière », Rencontres de l’Atelier Paysan 2023 [vidéo].

31Diamond, J. M. (2006), Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard.

32Chamayou, G. (2018), La société ingouvernable : une généalogie du libéralisme autoritaire, La fabrique éditions.

33Stiegler, B. (2019), « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard.

34Bonneuil, C. & Fressoz, J. B. (2013), L’événement Anthropocène : la Terre, l’histoire et nous, Média Diffusion.

35Biagini, C. & Marcolini, P. (2019), Divertir pour dominer. 2 : La culture de masse « toujours » contre les peuples, L’Échappée.

36Chomsky, N. & Herman, E. (2008), La fabrique du consentement, Agone.

37Bonnet, E., Landivar, D. & Monnin, A. (2021), Héritage et fermeture : une écologie du démantèlement, Éditions divergences.

38Graeber, D. & Wengrow, D. (2021), The dawn of everything: A new history of humanity, Penguin UK.

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