11 hectares contre le numérique
Mettre un coup d’arrêt à la numérisation du monde
Les lecteurs et lectrices de Lundi.am connaissent la lutte menée par le collectif STopMicro contre les agrandissements de deux usines de puces électroniques et l’accaparement des ressources naturelles qu’ils impliquent et le projet politique de « vie augmentée » que ces entreprises promeuvent.
On se souvient que l’an dernier, la mobilisation du collectif avait participé – dans une sorte d’« alliance objective » avec les forces cycliques du marché des semi-conducteurs – à l’annonce de la suspension du projet d’extension d’un de ces deux industriels.
Aujourd’hui, STopMicro et les Soulèvements de la terre appellent à une mobilisation encore plus large pour transformer cette suspension en abandon pur et simple, et pour empêcher l’artificialisation de 11 hectares de terres agricoles. Des noix, pas des puces : ça se passe à Grenoble les 28, 29 et 30 mars.
Le décor
Le décor, c’est au choix : de vastes salles blanches de 26 mètres de haut, avec une circulation de l’air contrôlée, un niveau d’hydrométrie constant, des racks d’alimentation en fluides (électrique et chimique) provenant des installations techniques nécessaires au fonctionnement des équipements de production, ainsi que certains éléments de ces réseaux (VMB, échangeurs de chaleur, panoplies de distribution), des équipements de production (pompes, systèmes de traitement des rejets gazeux, échangeurs de chaleur)… hum, bref, vous voyez. Mais c’est aussi des champs de maïs, de soja et des noyers. De maïs non irrigué parce qu’ici la nappe phréatique affleure tellement qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une irrigation complémentaire.
Contrairement à la fable du chat de Schrödinger, on ne peut pas avoir « à la fois » les vastes salles blanches et en même temps les champs de maïs, le soja, les noyers. L’univers est ainsi fait que, lorsque l’on veut construire de nouvelles salles blanches, il faut artificialiser les terres agricoles.
Une histoire d’eau
C’est ce qui se passe dans le Grésivaudan, la vallée de l’Isère entre Grenoble et Chambéry, depuis les années 1970. Sous l’impulsion du Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) de Grenoble, désormais spécialisé en micro et nanotechnologies, et grâce à la présence d’un réseau d’eau potable de très bonne qualité, de nombreuses entreprises du secteur de la micro-électronique s’implantent sur les rives de l’Isère. La présence du CEA leur garantit ce qu’elles appellent un « écosystème technologique »1 (en fait : la forte présence d’autres entreprises et centres de recherche publique ou privé du secteur). L’eau pure leur sert aux processus industriels nécessaires à la fabrication de semi-conducteurs. En effet, la fabrication de puces électroniques nécessite la gravure sur une plaque de silicium de nombreux métaux et produits chimiques (cuivre, tantale, cobalt, azote, phosphore…). Chaque étape – il y en a plusieurs centaines – est suivie du rinçage de la plaque par une eau abondante. Cette eau abondante est fournie aux industriels par le réseau d’eau publique local : il s’agit bel et bien d’eau potable. Laquelle, après utilisation et retraitement, est rejetée dans l’Isère, chargée des résidus de l’opération.
Précisons que lorsque l’on parle d’« eau abondante », ce n’est pas de la rigolade, mais bien de quantités titanesques. La gravure d’une seule plaque de puces électronique de 30 centimètres de diamètre (sur laquelle on trouve 300 à 400 puces) nécessite entre 5 et 15 mètres cubes d’eau. Le projet d’agrandissement de l’une des deux usines que nous contestons vise à porter sa production annuelle à 620 000 plaques. Alors là on arrive sur des volumes à peine croyables, quand on multiplie ces 620 000 plaques par 5 000 litres, qu’on fait des conversions, qu’on cherche quelle est l’unité la plus parlante, le litre ? le mètre cube ? On tente le litre par seconde, le million de mètre cube par an. On s’essaye à la comparaison avec la méga-bassine de Sainte Soline, avec le volume d’une piscine olympique. On parle en kilomètres de palettes de bouteilles d’eau, on compare avec la consommation des villes voisines… S’il faut synthétiser tout ça, vous pouvez retenir que cette seule usine demande l’autorisation de consommer jusqu’à 260 litres d’eau potable par seconde, ce 24h/24 et 7j/7. L’eau est précieuse, économisons-là, alors pensez bien à couper l’eau sous la douche quand vous vous savonnez ! Une autre comparaison, c’est que 20 % de l’eau potable du réseau d’eau de Grenoble, de sa communauté de communes et de la communauté de communes voisine est actuellement absorbée par cette industrie.
Retour à la terre
Mais revenons à nos terres agricoles. Car toute cette consommation d’eau a lieu quelque part. Ce quelque part, ce sont les communes de Crolles et Bernin, où sont installées les usines de STMicroelectronics, entreprise du CAC40 et premier employeur isérois, et de Soitec, certes cotée en Bourse mais pas au CAC40, mais qui est tout de même le quatrième employeur local. Deux entreprises ayant le point commun d’être issues de recherches publiques – et militaires – menées au CEA de Grenoble et aimablement transférées au secteur privé avant d’être perfusées aux subventions publiques. Deux usines situées sur deux communes différentes mais en réalité distantes de 300 mètres et séparées par un charmant ruisseau dénommé de façon non moins charmante le Craponnoz.
Deux entreprises qui, depuis leur installation dans le Grésivaudan, respectivement en 1992 et 1999, n’en finissent pas de s’agrandir et de baptiser leurs extensions de doux intitulés : Crolles 300, Crolles 2, Alliance, Bernin 2, Bernin 3, Bernin 4 (on peut aussi dire B4, c’est cool).
Comme le savent les lecteurs et lectrices de LM qui sont aussi amateurs de Paris Match, il faut parfois savoir ajouter au poids des mots le choc des photos. Alors voici quelques images satellite du site, en 1989, 1992 et 2021.
Comme on le voit, ça se remplit et il n’y aura bientôt plus de place. Et pourtant…
Lors de l’été 2022, Emmanuel Macron en visite à Crolles venait injecter 2,9 milliards d’argent public dans le joujou et évoquait « le plus gros investissement industriel depuis les centrales nucléaires »2 : un triplement des capacités de production (et de la consommation d’eau) et la mise en route d’une « méga-fab » pour produire ici les semi-conducteurs nécessaires à notre mode de vie toujours plus connecté. L’hiver suivant, un dirigeant de Soitec venait plaider sa cause lors d’une réunion de la Communauté de communes. Pour construire les usines Bernin 5 et Bernin 6, il fallait que la Comcom agrandisse la zone d’activités économiques (ZAE) et bétonne 11 hectares de terres agricoles. Ni une ni deux, la Comcom s’empressa de délibérer et d’exaucer l’industriel : la ZAE s’agrandirait. Et qu’importe que le plan local d’urbanisme ne corresponde pas : on le modifiera, et vogue la galère !
Ces deux beaux projets d’agrandissement, de STMicroelectronics et de Soitec, issus de la même « stratégie » de monoculture de puces électronique sous la coordination du CEA, s’ils se concrétisent, poursuivraient la bétonisation de la zone. Appliquons une seconde fois la méthode Paris Match :
En violet, les surfaces liées à l’agrandissement de ST (les « gateways » sont les salles blanches elles-mêmes, la « STEL3 » est la station de retraitement des eaux usées que l’entreprise se propose de construire en prolongement de la STEL et de la STEL2. En mauve, le parking dit « provisoire » qui doit à terme disparaître. Et en rouge, l’agrandissement de la zone d’activités économiques liée à Soitec. C’est beau !
On notera la forme originale de l’agrandissement de la ZAE, qui permet à la ferme de l’un des agriculteurs lésé d’être bien entourée : on lui a laissé un petit coin bien au chaud en frontière de l’usine, qui lui permettra d’être aux premières loges des innovations disruptives du monde de demain : fabrication de composants électroniques pour la dissuasion nucléaire, pour les radars des avions de chasse Rafale, pour des tondeuses à gazon autonomes, pour des gourdes connectées, pour des dispositifs de guidage GPS du bétail… (comme détaillé dans l’une de nos enquêtes3).
Vaccination
Il y aurait long à détailler sur les aspects techniques : nous renvoyons vers la plantureuse documentation que nous avons produite4 (en particulier pour Soitec5 et pour ST6). Mentionnons seulement ce détail croquignolesque : l’an dernier, alors que les membres de STopMicro distribuaient depuis des mois tracts et affiches contre les agrandissements, Soitec annonçait discrètement la suspension de son extension7. Tout aurait pu en rester là… mais c’était sans compter le soutien aveugle des pouvoirs publics à l’industrie de la microélectronique. La communauté de communes, porteuse de la ZAE poursuit, elle, le projet d’artificialisation des terres agricoles. On bétonnera les terres, on coupera les noyers. Faut-il y voir une conséquence de la situation décrite il y a vingt ans par le député de l’Isère (et élu municipal de Crolles) ? « Ici, les élus ont été vaccinés à la high-tech. Cela permet d’avancer plus vite et d’éviter de se poser des questions métaphysiques »8. Après une concertation préalable en novembre, on va attaquer très prochainement la phase de l’enquête publique, préalable à divers arrêtés préfectoraux et à des expropriations fin 2025, début 2026.
Heureusement, certaines personnes soulèvent ces questions métaphysiques. L’agitation portée par le collectif STopMicro depuis deux ans et demi9 est largement prise en compte par les industriels et les élus vaccinés. Alors que six organisations paysannes viennent de prendre position contre ce projet industriel10, nous espérons empêcher la réalisation de ce projet. Transformer la « suspension » en « abandon ».
Il arrive parfois que la vague du « progrès » technologique se fracasse contre le mur du réel. C’est ce que nous comptons provoquer ce printemps, depuis ces 11 hectares contre le numérique. Est-ce l’effet des « questions métaphysiques » que nous nous sommes posées ? Nous pensons en effet qu’il est préférable de cultiver des noix plutôt que de fabriquer des bombes atomiques.
En conséquence
C’est pourquoi, les 28, 29 et 30 mars, STopMicro et les Soulèvements de la terre organisent trois jours de réflexion et de mobilisation contre la numérisation du monde et l’accaparement des ressources par les industriels de l’électronique.
Vendredi 28 et samedi 29 mars à Grenoble (La Bobine), colloque international « Semi-conducteurs : l’impossible relocalisation » sur l’emprise technologique néo-coloniale. Avec la participation de Génération Lumière, Fabien Lebrun, Fairphone, Azul Blaseotto, Marc Fafard, Hélène Tordjman, Nicolas Rouillé, Stop Mines 03… et un grand village associatif la journée du samedi (et le soir, le tirage de la tombola « Des lots, pas des puces »)
Dimanche 30 mars à Bernin, manifestation festive « De l’eau, des terres, pas des puces » contre les extensions de ST et Soitec, avec cantine à midi et départ à 14h.
Pendant tout le week-end on mangera des noix et on boira de l’eau. À part ça, toutes les informations pratiques, le texte d’appel et le programme sont disponibles ici.
No puçaran !
Article publié sur Lundi Matin.
8Le Monde, 17 avril 2002.